Par David Martimort, professeur titulaire d’une chaire à PSE et directeur d’études à l’EHESS.
- Cet article a été initialement publié dans la Lettre PSE n°40 (octobre 2020).
La formation des groupes d’intérêt, leur influence sur les choix politiques, et la manière dont s’exprime leur concurrence dans l’arène politique, sont autant de thèmes de recherche particulièrement attractifs pour tous ceux que la chose publique fascine.
LA SPHÈRE POLITIQUE SOUS INFLUENCE : LE POIDS DES LOBBYS DANS LE MONDE
La complexification croissante du monde et la difficulté concomitante qu’éprouve le décideur à appréhender toutes les conséquences de ses choix sur les acteurs concernés apparaissent comme de possibles justifications à l’implication des groupes d’intérêt dans la décision publique. Mieux informés que le décideur ou du moins plus aisément incités à le devenir, ces derniers joueraient ainsi un rôle informationnel prépondérant dans la mise en regard des politiques réglementaires avec les conditions du marché (structure des coûts, demandes, nature des externalités possibles, etc.) En écho à la complexification des problèmes réglementaires, le poids des lobbys n’a cessé de croître : aux États-Unis, le nombre de groupes d’intérêt répertoriés comme tels est ainsi passé au cours des cinquante dernières années de seulement 5 000 à plus de 33 000 aujourd’hui.
Une perspective plus réaliste – ou moins naïve – consisterait donc à considérer que les groupes d’intérêts privés cherchent à influencer la décision publique pour promouvoir leurs propres intérêts. La tradition démocratique américaine reconnaît cette possibilité, l’encadre par la loi et l’intègre dans ses choix institutionnels de manière transparente. Les lobbyistes de Washington sont ainsi répertoriés et les financements éventuels des partis politiques pour leurs campagnes sont déclarés. Le Canada ou les démocraties Nordiques ont aussi emprunté cette même voie. La France, toute à sa croyance en l’existence d’un « intérêt général » dénué de toute ambiguïté, a quant à elle choisi de se voiler la face, ignorant le concept de lobby jusque dans la loi.
LA THÉORIE DU PLURALISME DÉMOCRATIQUE…
Les différences fondamentales de perception sur ce qu’est réellement le lobbying qui sévit des deux côtés de l’Atlantique trouvent bien entendu un écho dans la recherche en économie comme en science politique. La théorie du pluralisme démocratique, développée par le politiste Robert Dahl (1), est résolument optimiste. Celle-ci reconnait l’existence des pressions que les groupes d’intérêt, organisés à cette fin, exercent sur la décision publique. Un processus transparent, ouvert, permettrait alors aux différents intérêts en jeu de faire valoir leurs préférences ; au décideur d’en faire alors l’agrégation et de choisir in fine une décision équilibrée. C’est donc la libre concurrence entre groupes formés ex ante qui permettrait la prise de décisions efficaces et pondérées. Nul ne peut capturer le processus décisionnel si tout un chacun y a une influence. Ce principe a été repris avec succès dans la recherche en économie politique.
À la suite des travaux de Bernheim et Whinston (2), et de Grossman et Helpman (3), une abondante littérature a ainsi montré comment la décision publique pondérait in fine les différents intérêts en jeu : c’est le triomphe du modèle dit de « l’agence commune. » (4) La concurrence entre groupes d’intérêt libres d’influencer comme bon leur semble le décideur induirait des politiques efficaces ; une version Coasienne de la politique.
… ET LA THÉORIE DU MECHANISM DESIGN
Le scepticisme très français quant à la pertinence qu’il y aurait à laisser libre cours à l’influence des lobbys trouve pourtant, lui aussi, un écho dans la littérature économique. Le politiste Mancur Olson (5) n’a-t-il pas exprimé de sérieux doutes quant à la capacité de certains intérêts à être représentés ? Le problème fondamental de l’action collective consiste en effet à aligner les préférences de chacun avec celles du groupe auquel il appartient. Autant alors laisser à d’autres les coûts d’organisation, les investissements nécessaires à l’exercice de l’influence collective, et bénéficier tout autant du fruit de leurs efforts. Ce problème, dit du « passager clandestin » (6), est un obstacle fondamental à la représentation d’un groupe. La théorie du mechanism design, initiée dans les années 70 (7), a su développer l’arsenal méthodologique pour traiter de ces questions. Elle s’est notamment évertuée à donner des fondations informationnelles aux coûts de transaction qui empêchent une représentation efficace intra-groupe.
DEUX APPROCHES DISTINCTES… IRRÉCONCILIABLES ?
De manière assez surprenante, la science politique comme l’économie politique ont échoué à réconcilier ces deux visions partielles du rôle des groupes de pression. Si la théorie pluraliste est une macro-théorie des groupes étudiant leurs interactions, la théorie d’Olson est une micro-théorie, réduisant leur étude à celle des frictions informationnelles limitant leur formation. Bien entendu, les coûts et bénéfices de la formation d’un groupe dépendent de l’existence de groupes concurrents et de leur concurrence. A contrario, et même si le décideur sait agréger au mieux les préférences, il ne pourra le faire que pour les groupes formés.
Dans un article, co-écrit avec mon ancien étudiant Perrin Lefèvre (8), nous réconcilions donc ces deux approches et ceci pour la première fois dans la littérature. La difficulté qu’a un groupe à se former et à résoudre son propre problème de passager clandestin dépend de l’influence exercée par ses concurrents sur le décideur. Les politiques qui émergent reflètent donc les équilibres internes aux groupes comme leurs poids relatifs. La vision, ainsi corrigée, que l’on peut avoir du pluralisme démocratique, s’en voit obscurcie. Non, la transparence ne suffit pas à assainir la démocratie. Le problème du passager clandestin est un obstacle beaucoup plus fondamental.
……………
Références :
(1) Dahl, R. (1961), Who Governs ? : Democracy and Power in an American City, Yale University Press.
(2) Bernheim, B. et M. Whinston (1986), “Menu Auctions, Resource Allocation, and Economic Influence,” The Quarterly Journal of Economics, 101 : 1-31.
(3) Grossman, G. et E. Helpman (1994), “Protection for Sale,” The American Economic Review, 84 : 833-850.
(4) Pour une critique de ce modèle, voir Martimort, D. (2018), “A Critical Review of Common Agency Theory When Applied to Lobbying Games,” Revue Economique, 69 : 1025-1053.
(5) Olson, M. (1965), The Logic of Collective Action : Public Goods and the Theory of Groups, Harvard University Press.
(6) Free-rider problem dans la littérature anglo-saxonne, parfois traduit maladroitement mais non sans humour par cavalier libre dans les mauvais manuels des années 70.
(7) Green et Laffont (1977). Green, J. et J.J. Laffont (1977), “Characterization of Satisfactory Mechanisms for the Revelation of Preferences for Public Goods,” Econometrica, 45 : 427-438.
(8) Lefevre, P. et D. Martimort (2020), ““When Olson Meets Dahl…” From Inefficient Group Formation to Inefficient Political Process,” The Journal of Politics, 82.